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  • Pauline Clément

Interview de Keyholes&Snapshots : "Au bureau, c’est plus accepté d’être féministe qu'afroféministe"

Dernière mise à jour : 20 janv. 2020

Clémence, alias Keyholes&Snapshots sur Twitter et Youtube, s'identifie comme afroféministe. Créatrice de contenu sur le sujet depuis 2015, elle cumule aujourd'hui une communauté de presque dix mille abonnés. Dans cet interview accordée en octobre 2019, la militante nous explique les enjeux de ,sa transition de féministe à afroféministe, et la conséquence de ce choix.



Comment est née l’idée de faire une chaîne Youtube dédiée à l’afroféminisme ?


Clémence : Quand on suit l’évolution de ma chaîne et du contenu des vidéos, on peut voir que ça ne s’est pas fait dès le départ. Initialement j’ai créé cette chaîne pour documenter mon séjour Erasmus en Suède. Pendant ce voyage, je me suis questionnée sur la place des femmes noires dans le pays, sur le regard des suédois sur moi et mes rapports avec eux. J’étais dans le contexte d’une école de commerce, et je me suis particulièrement intéressée à toutes les problématiques rencontrées lorsqu’on ne "correspond" pas aux gens de la brochure. Je me suis posée beaucoup de questions, mais c’est à mon retour en France que je me suis mise à les documenter grâce à cette chaîne Youtube.


Est-ce ce séjour en Suède été votre première expérience de "racialisation" en tant que femme noire ?


Clémence : J’avais déjà une forte conscience de ma condition de femme noire. Cela fait des années, depuis que je suis toute petite, que j’en ai conscience. Mais il y a une différence entre "avoir conscience de sa condition" et "avoir conscience des conséquences" et de la manière dont elles s’articulent; à quel point c’est profond. Pour moi il y a eu tout un cheminement : j’avais conscience d’être noire et d’être discriminée pour cela, mais je n’avais de conscience collective du vécu en tant que femme noire. C’est-à-dire que pendant un long moment, j’avais l’impression que ces choses n’arrivaient qu’à moi. C’est comme les premières fois où l’on se fait harceler dans la rue en tant que femme : on se dit qu’on est seule à vivre ça, qu’on n'a pas de chance, voire qu’on a dû le mériter. Alors que c’est faux : ensuite, en parlant, on se rend compte que ça arrive à toutes les femmes, tout le temps, et qu’il y a même un terme pour désigner cet acte. Et bien là c’est la même chose : j’ai vécu des actes racistes et sexistes toute ma vie, mais c’est seulement après ce séjour que j’ai commencé à faire des recherches pour trouver du contenu fait par et pour des femmes qui me ressemblaient, et qui définissaient toutes ces choses que j’avais pu vivre. La misogynoir, la négrophobie… Poser des mots dessus a rendu mon vécu commun. C’est surtout ça qui a rendu cette période de ma vie marquante pour moi.


Pourriez-vous nous citer des personnes ou des collectifs qui ont insufflé cette prise de conscience du "vécu commun" ?


Clémence : J’ai visionné énormément de vidéos – ce qui a du coup alimenté ma volonté d’en faire moi-même. Au départ c’étaient surtout des américaines qui ont nourri mon débat, et je me suis rendu compte que les phénomènes qu'elles décrivaient ou les termes qu’elles utilisaient étaient tout aussi pertinents en France. Il y a par exemple eu la chaîne Youtube de Kat Blaque, une femme trans-genre noire, ou encore celle de Philogynoir, mais je ne sais pas si cette dernière est toujours active car elle a subi énormément d’harcèlement en ligne. Beaucoup mettaient leurs sources dans la barre de description, notamment des articles qui ont déclenché ma réflexion sur ces sujets-là.


Vous avez donc pris conscience de l’expérience commune des femmes, avant d’avoir intégré celle spécifique aux femmes noires. En cela, vous êtes-vous définie féministe avant de vous revendiquer afroféministe ?


Clémence : Oui, j’ai vécu cette transition du féminisme à l’afroféminisme, du moins c’est la manière dont je l’ai ressenti. Déjà car j’ai eu plus de facilité à aborder la question du racisme avec des femmes noires en face de moi. A mon sens, que ce soit dans les médias, dans les discussions privées ou dans l’espace publique, il est plus facilement admis qu’il y a des différences hommes-femmes – et qu’elles doivent être réglées - plutôt que de dire qu’il y a des différences entre personnes blanches et personnes noires, et qu’elles doivent être abordées aussi. En France, on a encore du mal avec ces questions : on peut trouver plus de contenu sur le féminisme que sur l’afroféminisme, plus de débats et de questions soulevées au sujet du sexisme que du racisme… Et je pense que cela a orienté ma réflexion et mon "éveil" : même si dans ma vie j’ai rencontré le racisme avant le sexisme, mon militantisme a suivi le cheminement inverse : je me suis intéressée au sexisme avant parce que le contenu était plus accessible.

Par exemple, une de mes premières références féministes a été le site Mademoizelle.com. Mais à part deux ou trois personnes noires évoquées, le média n’avait pas du tout d’angle afroféministe . Et quand je voulais parler de ces choses qui me dérangeaient, la plupart de mes amies étaient blanches donc elles ne comprenaient pas. Même à l’école quand on parlait des agressions liées aux femmes, on évoquait le "slut-shaming" (traduit de l'anglais par "humiliation des salopes", c'est un comportement utilisé par les hommes pour stigmatiser et culpabiliser le comportement sexuel ou l'attitude d'une femme, jugé excessif et/ou provocant, NDLR), le harcèlement sur les réseaux sociaux etc., mais jamais le racisme.

Donc je suis féministe, d’accord, mais en même temps quand on dit que toutes les femmes sont dans le même bateau, je ne suis pas si d’accord que ça. J’ai l’impression qu’en tant que femme noire, mon côté du bateau coule plus vite et qu’on ne le dit pas. Réaliser qu’on en parlait pas ça m’a poussé encore plus à en parler.


Et lorsque vous abordiez la question du racisme ou des discriminations spécifiques à la femme noire avec des féministes blanches, quelles ont été les réactions ?


Clémence : J’ai eu le classique "il ne faut pas nous diviser", que c’étaient de "faux problèmes" et "pas très importants". On m’a dit de voir le féminisme comme un "tout", plutôt que d’isoler certains problèmes. C’était beaucoup de déni je pense, et de refus de se remettre en question par rapport à leur position de blanches. Le problème c’est que j’ai abordé ces questions avec des personnes que je connaissais de longue date, ce qui rendait compliqué le fait d’insister pour les faire changer de mentalité.


A votre avis, pourquoi a-t-on en France cette incapacité à questionner le privilège blanche ?


Clémence : En France, on a jamais abordé correctement la question de la colonisation. Rien que dans la manière dont elle est enseignée à l’école : à titre personnel, cette période a dû être évoquée dans un seul chapitre d’histoire au cours de ma scolarité. Il fallait être concentré pour entendre les deux phrases sur l’impact de la colonisation en France ! Surtout qu’on avait plus tendance à insister sur les routes qu’on a construit en Afrique, et qu’il fallait presque (que les africains) soient contents. Forcément si on est éduqué dans cette optique-là, nos bases sont bancales pour alimenter un débat sur la question du racisme en France. C’est de l’ignorance liée à un manque d’éducation, mais également à la manière dont on perçoit les gens au quotidien.

Ça nous arrange, aussi, de ne pas trop nous remettre en question : c’est confortable de ne pas admettre qu’on s’est comporté comme une "merde" pendant plusieurs années *rires*, de ne pas admettre qu’on était raciste, xénophobe, validiste (comportement discriminant envers les personnes handicapées, NDLR)… C’est pas un travail que peu de Blancs sont prêts à faire. Surtout quand on est une femme et qu’on lutte déjà pour être respectée, il y a une sorte de "blocage" qui empêche de se voir comme oppressée et oppresseur. Mais malheureusement l’un n’empêche pas l’autre.

Enfin, il faut voir comment l’État en parle, comment les politiques refusent d’aborder le sujet. Ca donne une idée du comportement général des français. De toute façon si les personnes au pouvoir ne veulent pas l’admettre, ce ne sont pas les personnes qui ont déjà leurs problèmes personnels qui vont aborder la question. A l’usine, pendant la pause, on ne va pas lancer un débat sur le racisme au travail.


Finalement, est-ce que l’afroféminisme serait plus incluant face à certaines causes que le féminisme universaliste, censé défendre toutes les femmes sans évoquer leur spécificité ?


Clémence : Je préfère un féminisme qui, par le nom, se dit clairement orienté vers un certain problème et qui se charge de le traiter, plutôt qu’un féminisme universaliste -qui pour moi est un féminisme blanc- qui n’est en fait universel que pour les femmes à qui il correspond. Pour moi c’est le féminisme par exemple de Lou Doillon, qui pose topless en couverture de magazine, mais qui dit que Nicky Minaj et Beyoncé ne sont pas féministes parce que sa grand-mère a lutté pour autre chose qu’être en string. Donc je préfère un féminisme qui au premier abord, n’est pas inclusif dans le nom, mais qui dans les faits l’est, plutôt qu’un féminisme qui se dit universel. Car, en général, l’universel c’est pour la majorité. Et vu que le profil d’une racisée n’est pas la majorité, la question c’est "quels sont les angles morts ?", "qui est-ce qu’on laisse derrière ?"



De gauche à droite : Caroline Maigret, Nicky Minaj et Lou Doillon, en front row au défilé Haider Ackermann, lors de la Fashion Week 2017 de Paris. (crédits : Splash News)

En même temps c’est facile pour moi de dire que je préfère l’afroféminisme, parce que je suis concernée. Mais j’ai sincèrement l’impression qu’en étant afroféministe, tu as plus de  "chance" d’être inclusive dans ton féminisme. Déjà le fait d’être à l’intersection de deux oppressions, je trouve que ça peut donner un peu plus d’empathie et de compréhension par rapport aux autres oppressions. Surtout qu’en plus, lorsqu’on est femme et noire, il n’y a pas que le sexisme et le racisme à combattre. Il y a aussi des problématiques comme le colorisme, la misogynoir etc., qui sont des problèmes à part entière, qui donnent un autre angle à la lecture des oppressions.


Après, ça rentre peut-être dans le mythe de la femme noire, mais on est tellement habituées et conditionnées à porter les luttes de tout le monde sur notre dos, qu’en fait ça me semble malheureusement logique qu’on inclut tout le monde dans nos luttes. Dans notre culture malheureusement, c’est intégré en fait : on doit soutenir tout le monde, mais souvent la réciproque n’est pas présente. C’est une bonne chose qu’on pense à tout le monde, mais on se poser la question de « où est la réciproque ? »

On peut le voir sur Twitter : en général, quand il y a des grosses mobilisations - que ce soit en ligne ou dans la vraie vie - souvent ce sont les femmes noires qui sont organisatrices de ces mouvements. À l’exemple de #MeToo avec Tarana Burke, ou même les mobilisations récentes pour Adama ou pour Théo (deux jeunes hommes noirs, issus de quartiers populaires, respectivement victimes de violences policière en 2016 et 2017, NDLR). Ce sont toujours des femmes qui organisent et qui portent ces mouvements, même si ce ne sont pas elles qui se retrouvent en couverture; ce sont toujours elles qui "prennent" s’il y a des répercussions négatives... Alors que lorsqu’il y a des mouvements de femmes noires, comme les femmes de ménages dans les hôtels qui faisaient la grève en août dernier, elles n’ont pas beaucoup de soutien; ou alors par des hommes noirs ou des femmes asiatiques. Mais on a pas pu constater beaucoup soutient par les autres communautés, comme d’habitude... Et c’est comme le meurtre de Shaoyao Liu (père de famille chinois tué par balles par la Brigade anti-criminalité, le 26 mars 2017, NDLR), il y a eu beaucoup de femmes noires aux manifestations -évidement en retrait, par respect- qui ont montré leur soutien aux personnes asiatiques, également sur Twitter. Mais je ne vois pas souvent la réciproque.


Manifestation de la communauté chinoise dans le 19ème arrondissement de Paris, quatre jours après la mort de Shaoyao Liu, sur laquelle on aperçoit une femme noire en arrière plan. (crédits : Chloé Pilorget-Rezzouk / L'Express)

C’est également arrivé plusieurs fois que, lorsqu’une communauté a besoin de faire remonter une affaire, elle n’hésite pas à faire appel à des « grands comptes » (compte suivi par un grand nombre d’abonnés, NDLR) de femmes noires qu’elle voit militer au quotidien. On nous invoque comme des cartes Yu-Gi-Oh ! alors que nous aussi on a des problèmes à relayer.


En cela, quelle(s) influence(s) ont eu les réseaux sociaux sur l’afroféminisme, ou plus largement sur les femmes noires ?


Clémence : Si je n’avais pas eu les réseaux sociaux, je pense que je n’en serai pas là dans ma réflexion. Et si j’y avais eu accès plus jeune ça aurait accéléré les choses, parce que les réseaux sociaux améliore considérablement la vitesse de diffusion de l’information, et par conséquent la mobilisation. Ils permettent aussi de raconter les vécus : personnellement j’habite en région parisienne, mais lorsqu’on est une femme noire isolée au fond de la campagne, et qu’on a pas d’entourage avec qui parler de ce vécu, c’est nécessaire. Également il y a un côté pratique, qui permet de s’organiser avec quelques messages. Donc humainement et de manière militante c’est hyper important, même s’il peut y avoir des aspects négatifs. En tous cas, pour moi – je ne vais pas me permettre de parler pour les autres- le positif est plus important que les aspects négatifs.


A votre sens, quel travail devrait faire les associations féministes universalistes pour évoluer sur la question de l’afroféminisme ?


Clémence : Déjà, nous écouter ce serait pas mal. *rires* Pour la plupart de ces organismes, le problème est là : c’est compliqué de vouloir avoir une influence sur la vie des gens si on ne les écoute pas, et qu’on nie leurs expériences de vie. Le premier point serait donc d’écouter les personnes concernées, quelle que soit l’oppression : le racisme, les personnes LGBTQI+, les travailleurs.ses du sexe, les personnes handicapées… Toutes ces causes-là sont importantes et méritent d’être entendues.

Mais il n’y a pas à "donner" la parole aux personnes concernées. Il y a quelque chose de problématique à vouloir s’approprier la parole des gens, à présenter des réflexions comme étant siennes et à se présenter comme une "personne ayant eu la bonté de donner la parole aux concernées". Il y a des médias qui font ça, notamment des magazines féminins mainstream comme Elle. Ils se sont intéressé d’un coup à l’afroféminisme, ce qui en soit peut être pas mal, mais comment dire… Dans les faits, quand on voit que l’une de leur journaliste avait fait un « blackface » lors de leur fête d’Halloween en 2013 - et qu’elle n’avait pas été virés pour ça - ou qu’on voit que leur staff est complètement blanc… Il y a une réflexion à avoir sur "est-ce que vous vous êtes éduqués ?", pour mériter d’accueillir la parole des concernées.


La journaliste Jeanne Deroo, déguisée en Solange Knowles, lors d'une soirée privée sur le thème "Icônes", le 23 novembre 2013. (source : compte Instagram de Jeanne Deroo @jeannederoo, via huffingtonpost.fr)

Et puis c’est autre chose de demander des renseignements à deux ou trois militantes sur Twitter, puis d’écrire l’article titré avec quelque chose comme "l’afroféminisme, la nouvelle tendance", alors que le mouvement existe depuis 1920. Je pense qu’il serait nécessaire que ces journalistes réfléchissent sur eux, se remettent en question, pour ensuite proposer un média qui ne serait pas « bancal », afin que les personnes concernées puissent s’exprimer et que cela ait de la valeur. Que ce ne soit pas juste un papier pour faire du « clic » et du SEO (de l’anglais « Short Engine Optimization », il s’agit de techniques permettant à un site web d’apparaître le « plus haut » possible sur les pages des moteurs de recherche, afin d’être plus visible pour l’internaute intéressé, NDLR), et ensuite dire :  "rendez-vous dans trois ans". Et à priori, l’afroféminisme ce n’est pas comme le manteau en imprimé léopard : ce n’est pas une mode, ça va rester. *rires*


A défaut d’être une tendance, peut-on dire que ce mouvement est composé de plusieurs courants (selon la religion, l’orientation sexuelle…) ?


Clémence : N’étant pas concernée par d’autres oppressions que celles liées au fait d’être une femme noire, je ne sais pas si ma réponse sera très objective. Mais, de mon ressenti, le mouvement afroféministe est plutôt homogène : une femme noire musulmane peut se retrouver dans l’afroféminisme, tout autant qu’une femme noire handicapée peut – en tous cas devrait - s’y retrouver également. C’est du moins ce que j’espère faire entendre à mon échelle.


Le fait d’être femme et noire semble la composante essentielle pour devenir militante afroféministe. A ce titre, certains collectifs prônent et mettent en place des actions en non-mixité. Pour vous, est-ce une nécessité de l’afroféminisme ?


Clémence : Cette non-mixité est logique et importante. Après, ce n’est pas quelque chose que j’applique systématiquement, la preuve ! *rires* (la journaliste réalisant cette enquête est blanche, NDLR). Mais je sélectionne : je donne la priorité à des étudiant.es en qui j’ai confiance, à des gens que d’autres afroféministes me recommandent, plutôt qu’à des grands médias déjà établis ou des gens au passé problématique. Mais quand je suis dans une période où je n’ai pas beaucoup d’énergie et que j’ai beaucoup de demandes, je vais traiter en priorité celles des femmes et hommes noir(e)s.

Pour ce qui est du positionnement du collectif Mwasi, il fait sens ! Je ne vois même pas comment leur festival Nyansapo pourrait être conçu autrement, surtout quand on voit le traitement médiatique qui en est fait. Chacune des paroles des militantes a été détournée, déformée et utilisée pour les attaquer, donc à partir d’un moment c’est normal de « resserrer les rangs » et de donner la parole à des personnes qui n’ont d’autre intérêt que promouvoir ce festival et le travail de Mwasi. C’est déjà une évidence d’un point de vue marketing, mais c’est aussi un acte politique : imposer la non-mixité jusque dans la communication c’est un message fort, qui montre que le collectif ne fait pas de compromis sur ses positions. Enfin, ça lui permet d’être dans un contexte "safe" (sûr, NDLR), avec de l’empathie, lorsqu’il s’ouvre potentiellement à des intervieweurs, des reporters etc. Ça me semble tout à fait compréhensible et ça ne me choque pas. A l’inverse, lorsqu’on voit des conférences de presse pour d’autres collectifs et que toute "la presse" présente est blanche, personne ne s’offusque.

J’étais à la première édition de Nyansapo, et il y avait même des journalistes russes qui étaient là pour cracher leur haine sur Twitter… Dans ces conditions-là, c’est normal que le collectif ne veuille se confier qu’à des gens qui lui ressemble.


Plus largement, nous en avons parlé un petit peu tout à l’heure, comment décririez-vous le traitement médiatique et universitaire de l’afroféminisme en France ?


Clémence : Déjà, au niveau des médias, je trouve que l’afroféminisme n’est pas abordé correctement: le mouvement est souvent évoqué comme quelque chose de dangereux, d’extrémiste… On va accentuer le côté clivant avec, comme je le disais tout à l’heure, le fameux "elles cherchent à nous diviser". Mais il y a aussi une tendance à souligner la victimisation ; discours notamment porté par les hommes noirs. Lors d’une interview de Kery James dans l’émission Clique de Canal +, pour la promotion de son film  "Banlieusards", il expliquait ne pas aimer être dans la victimisation mais plutôt dans l’action. Mais ce n’est pas se victimiser que de décrire des oppressions qui existent. On est pas censé supporter du racisme, ou alors on ne m’a pas prévenu *rires* C'est assez hypocrite,car pour l’instant je n’ai vu aucun collectif composé uniquement d’hommes noirs s’élevés contre le racisme. 

Au niveau universitaire, on parle souvent des thèmes relatifs à l’afroféminisme ou aux femmes noires, mais sans les femmes noires. Par exemple, j’avais participé à une vidéo pour AJ+ sur le fétichisme et la négrophilie, aux côtés d’autres militantes noires que je connaissais ou non. Et j’ai été interpellée de voir, après montage de la vidéo, que le média avait gardé tous nos témoignages pour ce qui concernait le vécu personnel et les anecdotes ; mais pour le contenu théorique, il avait fait intervenir Eric Fassin, un sociologue blanc, pour répéter exactement ce que j’avais dit dans mon interview. J’ai toujours l’original de la vidéo que j’ai envoyé à AJ+, donc je sais que tout ce que j’ai dit : l’origine de la négrophilie, comment elle s’explique, les comportements liés… Mais c’est ce qu’il a expliqué ensuite. Et pour en avoir parlé avec d’autres participants de la vidéo, je n’étais pas la seule dans ce cas. Pourquoi ne pouvait-on pas faire une vidéo uniquement à partir de tous nos propos ? Grâce à nos vécus, tout était dit ; même la partie historique avait été passée en revue. Donc je n’ai pas compris la valeur ajoutée de ce monsieur à la vidéo, à part utiliser son nom comme argument de légitimité, et peut-être faire « passer la pilule » auprès du public blanc. En général, il faut une sorte de cheval de Troyes pour faire comprendre à l’audience que ce n’est la vidéo d’un groupe de noirs qui se victimisent. Mais le fait d’avoir besoin un homme blanc qui dit : "ils ont raison", c’est ridicule et frustrant ; comme si on avait besoin d’autres personnes pour être "validé". Donc ce n’est plus de l’afroféminisme : nos vécus deviennent un sujet comme un autre, oubliant que nous sommes de vraies personnes. Cela donne l’impression qu’on parle d’un groupe qui s’est éteint : "les femmes noires ont souffert…" Oui ! Et on est encore là ! On peut en parler ! Il faut juste qu’on nous donne la parole. Alors j’aimerai qu’on parle moins de nous comme des dodos ou des mamouths, et qu’on nous laisse parler, parce que ce qu’on a à dire a autant de valeurs qu’un rapport universitaire.




Mais, est-ce qu’être une afroféministe assumée et visible dans l’espace public peut être vecteur de risques ?


Clémence : Oui, tout comme le fait de se déclarer « simple » féministe. Même si aujourd’hui, au bureau, c’est plus accepté d’être féministe qu’afroféministe : dire « la femme devrait être l’égal de l’homme » passera plus que « je suis à peu près sûre d’être moins payée que mon collègue blanc ». Il ne s’agirait pas que tes collègues tombent sur ton Twitter, ce serait dommage, à moins d’être journaliste *rires*. Car ça a des conséquences bien réelles : on peut rapidement entendre « vous n’êtes pas payée à vous victimiser contre le racisme »… Donc même si ce n’est pas au péril de nos vies, on risque gros.


Dans le cadre de votre emploi, est-ce que vous dissimulez votre compte Twitter, votre chaîne Youtube ou encore Mélanine Nomade, la plateforme que vous avez créée ?


Clémence : Absolument. Si je veux pouvoir manger, oui, clairement. C’est paradoxal car, dans le métier où je suis (Clémence travaille dans le marketing, NDLR), le résultat de ce travail afroféministe devrait être un atout : une chaîne Youtube qui a bientôt dix mille abonnés, un compte Twitter qui en a cinq mille etc. Pouvoir gérer tout cela demande des compétences : community management, montage… Donc c’est un atout en soit, mais je ne le dis pas parce que je veux manger. Mais ça ne m’est jamais arrivé de mentir, car je suis passée experte pour sentir que le sujet arrive et changer le cours de la conversation.


Et dans votre vie en général, l’afroféminisme est-il également un sujet tabou ?


Clémence : Oui, clairement. Après ce n’est pas non plus comme si je mourrai d’envie d’en parler autour d’un café *rires*, mais disons que je n’ai plutôt pas intérêt à ce que soit découvert.


Y a-til d’autres conséquences, positives ou négatives, au fait d’être militante afroféministe ?


Clémence : Je passe aussi pour la fille « chiante » de ma famille, donc les gens font attention à ce qu’ils disent ou ne parlent pas. Ce qui en soit est positif, parce que ça les amène à réfléchir à ce qu’il se passe dans le monde et comment ils pourraient s’améliorer, faire mieux.

Après être énervée tout le temps ce n’est pas terrible, surtout quand on connaît l’espérance de vie des militant.es… Parfois on se dit que l’ignorance c’est bien, ça évite de mourir à cinquante ans d’un ulcère. *rires* Que ce soit persécuté par les forces de l’ordre, le Ku Klux Klan, ou mort d’épuisement, comme la fille d’Eric Garner – cet américain noir qui avait été assassiné par un policier en 2014 – qui est décédée d’une crise cardiaque à 27 ans, parce qu’elle était tout bonnement fatiguée de lutter. Le stress, l’énervement quotidien, la sensation d’être démunie et de voir que rien ne change, il y a un moment où ça rend fou je pense.


A l’aube d’une nouvelle décennie, quels sont les cinq comportements ou remarques problématiques que vous aimeriez voir disparaître définitivement ?


1. Déjà le mot « black » : il va falloir assumer de dire « noir », car ce n’est pas une insulte.

2. Demander constamment de toucher les cheveux afros, ou pire : les toucher sans demander.

3. La fétichisation, surtout des enfants noirs. Il y a des périodes sur Twitter où les ovaires de toutes les femmes problématiques se mettent en synchronisation, et elles veulent toutes un enfant métisse. Il faut vraiment arrêter ça.

4. Toutes les justifications bancales de type « j’ai un ami noir » *rires*

5. Et puis la phrase : « on ne peut plus rien dire »


J’ajouterai également, en rapport avec la misogynoir, qu’il faut remettre les compteurs à zéro en terme d’idéaux de beauté ; que ce ne soit plus une honte ou un échec d’aimer et de trouver belle une femme noire. Il faut donc se débarrasser des clichés coloniaux, qui ont la vie dure, pour réduire la proportion de femmes qu’on aime bien avoir dans son lit mais pas devant ses parents. Cela passe par un travail collectif qui touche toutes les communautés, car elles se sont toutes mises d’accord pour placer la femme noire en bas de l’échelle sociale. Il faut également arrêter de "piquer" ce qui nous appartient, c’est-à-dire nous imiter tout en nous insultant.


A quoi est dû cette position sociale de la femme noire ?


Clémence : C’est historique : on a appris à énormément de communautés que "le noir c’est mal", et que les personnes noires, surtout foncées -c’est le problème du colorisme- sont en bas de la pyramide sociale ; que la société soit blanche ou non. Par exemple, dans la société coréenne, la négrophobie n’est plus à prouver : il y a des annonces d’emplois qui indiquent que les noirs ne sont pas acceptés. Mais en même temps il y a la K-pop (musique pop coréenne, NDLR), avec des artistes féminines qui twerkent et des artistes masculins qui portent des durag, sans se demander d’où ça vient. Ils sont à l’aise avec ces éléments de la culture noire, mais ils ne veulent aucune personne noire dans leur clip. Et plus souvent envers les femmes noires que les hommes noirs, leurs éléments culturels sont souvent imités mais jamais crédités.


Simon Dominic et Sik-K, artistes sud-coréens de K-hip-hop, portants chacun un durag

(sources : photo de profil du compte Twitter "Simon's Durag !! #NoOpenFlames" @MandsymbolR_rim / capture d'un live Instagram de Ski-K @younghotyellow94)


Afin d’informer la diaspora noire sur ces sociétés négrophobes et racistes, vous avez créé la plateforme Mélanine Nomade. Pourriez-vous nous la présenter pour conclure cet entretien ?


Clémence : J’ai l’occasion de voyager régulièrement, et la question du racisme s’est toujours posée : je n’ai pas eu énormément de problèmes, mais l’appréhension du racisme était présente à chaque fois. Et j’ai été étonnée du manque de réponse : dans les guides de voyage mainstream, cet angle n’est que très peu abordé alors qu’il s’avère très important lorsqu’on est une personne non-blanche. Par exemple, il a eu beaucoup de personnes noires qui se sont faites agressées en Inde ou en Grèce, une femme noire qui s’est faite pousser dans les escaliers à Amsterdam, tandis que certains ont subi la montée du racisme en Hongrie. Donc c’était important pour moi, en tant que personne non-blanche, de connaître ce paramètre là avant de mettre les pieds dans un pays que je ne connais pas ; de la même importance que de connaître la devise monétaire utilisée, savoir dire bonjour ou savoir où je vais dormir. Alors j’ai demandé de l’aide à des personnes noires qui ont également voyagé, afin de dresser une carte interactive de toutes nos expériences, de ce qu’on recommande ou non dans certains pays. D'où la devise : "Parcourir le monde, pour nous, par nous". 



Merci pour cet entretien Keyholes & Snapshots !



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