top of page
Rechercher
  • Pauline Clément

Interview Rokhaya Diallo : "Ce n'est pas parce que je suis noire que je suis afroféministe"

Dernière mise à jour : 19 janv. 2020

Rhokaya Diallo est une journaliste française, militante antiraciste, qui se définit comme "féministe intersectionnelle et décoloniale". Une position qu'elle évoque notamment dans son dernier livre "La France tu l'aimes ou tu la fermes", sortie en octobre 2019 aux éditions Textuel. Dans cette interview recueilli en décembre 2019, la journaliste nous décrit les réalités de son militantisme sur les questions raciales.


Rokhaya Diallo est née à Paris, de parents d'origines sénégalaises et gambiennes. / Crédits : Les Joues Rouges

Bonjour Rokhaya Diallo. Pourriez-vous décrire ce que représente l'afroféminisme pour vous ?


Rokhaya Diallo (R.D.) : J'avoue que si votre interview porte uniquement sur l'afroféminisme, je préférerais que vous interviewiez quelqu'un d'autre, parce que ce n'est pas du tout un sujet dans lequel je m'inclus, je me reconnais ou je me définis. Je suis féministe depuis 20 ans. L'afroféminisme ça ne fait que 4 ans qu'on en parle, du coup ce n'est pas quelque chose dans lequel je m'inscris particulièrement. On m'inclut aux féministes noires, mais moi je suis féministe, et on ne me parle pas des rencontres pour les féministes blanches. Donc...


A vrai dire, l'objet de cette question était de vous situer par rapport au mouvement afroféministe. Je vous pose cette question en écho au parcours de plusieurs femmes noires interviewées pour cette enquête, qui ont exprimé une forme de "transition" : se désignant d'abord féministes, elles ont ensuite pris conscience des particularités incombant aux femmes noires face au féminisme universaliste et au sexisme, et se sont alors plus reconnues dans l'afroféminisme. Cette introduction visait à vous positionner, pour ensuite évoquer votre travail féministe concernant les questions raciales en France. Vous traitez notamment la question des femmes noires, une question alors potentiellement afroféministe... ? Dans cette optique-là, acceptez-vous de répondre à la question ?


R.D. : Mon travail s'adresse aux féministes d'une manière générale. Comme je vous l'ai dit, ça fait longtemps que je suis féministe. Il se trouve que depuis quelques années dans les médias, le terme "afroféminisme" fait florès et que l'on me l'a imposé parce que je suis une femme noire.


Bien que vous dénonciez les privilèges blancs, notamment chez les féministes, vous ne ressentez pas la nécessité de qualifier vos revendications d'afroféministes plutôt que féministes ?


R.D. : Il y a un féminisme qui concerne les femmes noires particulièrement. Il y a des préoccupations qui sont propres aux femmes noires, aux femmes musulmanes, tout comme aux femmes porteuses de handicaps. Elles ont leurs particularités. Ça je l'entends et je le reconnais.


Mais vous ne vous identifiez pas particulièrement à ce mouvement ?


R.D. : Ce n'est pas parce que je suis noire que je suis afroféministe.


Alors, en référence à l'identification que vous effectuez à chaque début des épisodes de votre podcast "Kiffe ta race", quel est le terme plus adapté pour parler justement des femmes noires dans le contexte féministe français, pour les mettre en lumière sans pour autant nier les discriminations qui leur sont propres ? Est-ce qu'il convient dire "femmes racisées", "afropéennes", "afrodescendantes", "femmes d'origine africaine ou caribéenne", ou simplement "femmes noires" ?


R.D. : Ce sont deux choses différentes : racisées et femmes noires. « Racisées » : ce sont les femmes non-blanches. Moi je ne parle pas de femmes racisées mais de femmes non-blanches, car comme je vous l'ai dit, je m'intéresse à toutes les femmes. Dans "Kiffe ta race" ma co-animatrice est d'origine asiatique. Nous écoutons les femmes non-blanches, donc parmi elles les femmes noires, pour qui, bien sûr, j'ai un intérêt personnel parce que je suis une femme noire. Donc je préfère dire femmes noires oui, ça me semble plus simple pour les désigner. Et quand on parle de femmes non-blanches c'est beaucoup plus vaste : ça inclut les femmes roms, les femmes asiatiques, les femmes qui sont racisées par des processus comme par exemple l'islamophobie, et les femmes arabes, enfin d'origine maghrébine.


On a beaucoup entendu que #MeToo avait remis le féminisme à l'avant du débat social en France, en libérant la parole des femmes. Est-ce qu'à votre sens, toutes les femmes ont été entendues dans cette nouvelle prise de parole ?


R.D. : La première des choses c'est de rappeler que le terme "Me too" a été créé par une femme noire, et qu'effectivement on attribue la maternité de ce mouvement à une femme blanche parce qu'elle l'a popularisé sur Twitter. Mais c'est Tarana Burke qui a créé ce terme bien avant elle : le mouvement est parti d'une femme noire, mais il n'a pas eu le même écho au départ. Il a eu un écho spectaculaire à partir du moment où Alyssa Milano, qui est une star holywoodienne, l'a lancé sur Twitter. Mais je pense que c'est important de dire ça : au départ ce mouvement incluait les préoccupations de toutes les femmes, et notamment les femmes noires qui sont discriminées. Aujourd'hui, je trouve que le mouvement a eu un écho mais pas le même écho qu'aux États-Unis d'Amérique. Je pense que considérer que le mouvement #MeToo a eu une résonance internationale univoque, c'est un peu simpliste. En France, on a eu nos propres déclencheurs : déjà en 2011, avec l'affaire Dominique Strauss-Khan (DSK). Il y a eu déjà un renouveau dans le mouvement féministe à cette époque-là, et un discours sur les violences sexistes qui s'est organisé de nouveau dans l'espace publique alors qu'il n'avait plus cours. Et DSK avait agressé une femme noire. Donc je crois que, d'une certaine manière, même si on donne beaucoup de légitimité à des femmes populaires qui sont issues de la sphère blanche, les femmes noires ont toujours été présentes dans le mouvement.

Je pense aussi à l'année 2017 : il y a eu des femmes qui étaient notamment personnel de ménage dans le domaine du transport, qui avaient fait état de maltraitance; particulièrement d'agressions sexuelles dans les trains. Donc je pense que c'est un peu compliqué de dire qu'elles ont été "oubliées", car c'est difficile de séparer en particulier les femmes noires par rapport aux femmes issues des quartiers populaires. Mais je pense que c'est important de rappeler que Nafissatou Diallo, qui a été violée par DSK, est une femme noire africaine immigrée ; et que Tarana Burke a lancé l'expression "Me too", et que c'est aussi une femme noire.


Mais pensez-vous qu'après #MeToo, une sororité de femmes françaises a réussi à se créer, ou à l’inverse qu’une scission s’est produite entre les féministes universalistes, majoritairement blanches, et les luttes intersectionelles des afroféministes ?


R.D. : En fait il y a eu un autre problème : il y a des femmes au pouvoir qui ont très, très vite rejeté le mouvement ("Me too", NDLR). Et du coup, pour moi, c'est plus une dynamique de classe qui s'est opérée, et qui n'a même pas permis à la question que vous posez - qui est très juste - de s'exprimer aussi clairement. Très rapidement on a vu des femmes bourgeoises, en effet majoritairement blanches, expliquer que le mouvement "Me too" risquait d'aller trop loin. De fait, ça a plutôt été un clivage social au départ, qui a invisibilisé les clivages raciaux qui auraient pu exister. Et c'est en cela que votre question est tout à fait légitime et juste. Mais ces clivages raciaux n'ont pas été visibles du fait de cette division, apparente très rapidement.


En France, vous êtes perçue comme l'une des voix majeures s'élevant contre les inégalités raciales, et vous êtes pour cela la cible de vives critiques voire de harcèlement. Pourtant, vous continuez d'aller au-devant des médias et de produire du contenu, pour faire entendre vos idées. Alors, auriez-vous des conseils à donner aux femmes militantes, peu visibles dans les médias dominants mais largement critiquées sur les réseaux sociaux ?


R.D. : Le premier conseil que je donne c'est de ne pas se mettre en danger : je pense que c'est important de dire qu'on n'est pas des super héroïnes, et qu'on n'a pas vocation à sauver la terre entière. Historiquement les femmes noires ont endossé beaucoup de responsabilités : elles ont été soignantes, elles ont toujours été présentes pour s'occuper des autres... Et souvent, ce sont elles qui ont été les plus violentées, les plus brutalisées. C'est un peu à l'exemple de ce que je fais, en intervenant dans les places publiques, et notamment sur les réseaux sociaux. On sait, selon une étude d'Amnesty International, que les femmes non-blanches sont exposées à 34% de risques supplémentaires d'être insultées sur les réseaux sociaux par rapport à une femme blanche, et que pour les femmes noires c'est 84% de risque de plus. De fait il y a une violence qui s'exerce contre les femmes noires dès lors qu'elles prennent la parole publiquement. Donc je pense que la première des choses qu'il faut faire en tant que femmes, en tant que femmes minoritaires et en particulier en tant que femmes noires, c'est de prendre soin de soi, et de ne pas faire passer les priorités des autres avant les nôtres - qui sont des priorités de santé, des priorités de bien-être.


Votre podcast "Kiffe ta race" s'inscrit justement dans cette démarche "d'intervenir dans les places publiques". Pouvez-vous expliquer dans quel contexte et avec quelle volonté vous l'avez co-fondé, et ce que vous en retirez maintenant, après plus d'un an de publication régulière ?


R.D. : Je suis très heureuse de voir qu'il reçoit un écho. Initialement j'avais pensé à ce projet avec mon amie Grace Ly, qui le co-anime avec moi. Nous ce qu'on voulait, c'était vraiment trouver un espace pour mener les conversations qu'on pouvait mener en off sur les questions raciales ; un espace qui soit "safe" (sûr, NDLR). Que ce soit véritablement un espace où l'on peut discuter en toute sécurité, sans risquer d'être interrompu et que le discours ne dérive vers quelque chose d'anxiogène. C'était ça notre volonté initiale : on n'a pas forcément pensé, au départ, à qui nous entendrait, et on est très agréablement surprises de voir l'étendue des personnes qui se reconnaissent dans ce projet. On voulait surtout avoir des conversations détendues sur des sujets importants, et des conversations qui sont menées selon nos propres termes. "Termes" au sens de la terminologie, mais aussi de qui on invite autour de la table, comment on anime le débat, et avec quelles clefs. C'est cela le but initial et on est assez contente d'avoir réussi à créer cet espace-là, qui est inédit dans le monde francophone. Ce qui est assez fou, c'est qu'on s'est rendu compte qu'il y a énormément de podcasts en France, mais des podcasts qui abordent de manière sexiste la question raciale. Et pas seulement la question afro : la question des maghrébins, des arabes etc. Eh bien ! en fait il n'y en a pas. On se rend bien compte qu'on a un public dans le monde francophone qui récupère de l'information : on a des retours en Belgique, au Canada et au Québec, et c'est vraiment très réjouissant.



Par rapport aux interactions que vous avez eues avec Canada ou le Québec, est-ce que vous diriez que la question raciale (et de fait la question afroféministe), est plus et/ou mieux traitée au niveau universitaire et médiatique là-bas qu'en France ?


R.D. : Je ne connais pas bien la recherche universitaire canadienne. Mais je sais que de manière générale, il y a une appréhension de la question raciale qui est plus mature au Canada qu'en France ; même s’il y a un très grave problème avec les questions autochtones. Sur ce point il y a une forme de déni qui est très puissante, très forte, et très scandaleuse : c'est un territoire qui se dit opprimé, donc qui a beaucoup plus de mal à se voir comme étant sensiblement oppresseur d'autres minorités. Ce que je peux dire c'est que ce qui caractérise la France, c'est une forme de déni très important par rapport à sa démographie et la nature de son visage : de se comprendre comme un pays qui est « factuellement » multiculturel. Et puis un déni qui est lié à l'absence de reconnaissance des minorités raciales.


Alors que seriez-vous heureuse et/ou fière de lire à l'avenir dans les médias dominants français, au sujet des questions raciales et de l'emprunte des femmes dans ces questions ?


R.D. : Pour ma part ce serait de voir des femmes non-blanches parler pour elles-mêmes. C'est vraiment ça qui m'intéresse. Je n'ai pas forcément envie que des personnes non concernées prennent la parole. Elles peuvent le faire, ce n'est pas le souci. Mais c'est toujours comme ça. Donc le jour où il y aura des femmes asiatiques qui pourront mener un grand dossier pour un grand magazine sur les femmes asiatiques françaises, sur leurs questions etc., je pense qu'on aura fait un pas. Car aujourd'hui ce n'est pas le cas.


Et, à l'inverse, que conseilleriez-vous aux personnes blanches, qui veulent être ce qu'on appelle des "alliées" utiles ?


R.D. : Je pense que la première des choses c'est de prendre conscience de ses privilèges, et de la manière dont ce qu'on peut dire en tant que personne blanche, peut être perçue totalement différemment d'un propos équivalent prononcé par une personne non-blanche. Donc être conscient de son privilège, c'est pouvoir l’utiliser en essayant de favoriser la prise de parole, dans l'espace public ou même privé, d'autres personnes qui n'ont pas les mêmes privilèges.


Pour conclure, quelles sont, à votre sens, les épreuves à venir pour le mouvement afroféministe ? Si vous préférez, vous pouvez répondre à cette question à propos des questions raciales.


R.D. : Je pense, pour le coup, que c'est la même réponse : ce sont l'accès à la reconnaissance et la légitimité de ces questions. Il y a toujours cette volonté d'effacer les questions minoritaires sous le joug d'un universalisme qui n'est pas vraiment universel ; qui se prétend universel mais qui, en réalité, n'est que le fait d'une poignée de personnes qui représentent des intérêts particularistes. Donc, pour moi, le danger c'est vraiment l'affirmation de cet universalisme qui est en fait faux, qui n'est pas réel, qui est fantasmé !


Merci Rokhaya Diallo !

95 vues0 commentaire
bottom of page