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De féministes à afroféministes

Selon l'INSEE, en 2019, la France était composée de 34,6 millions de femmes. Face à un tel chiffre, il paraît difficile de dire « la Femme » : comment des dizaines de millions de femmes pourraient être « Une » ? C’est ce que rétorquent les afroféministes aux féministes universalistes, les accusant de nier leurs particularités en tant que femmes noires. A l'instar des signataires de la tribune "Non, « Osez le féminisme » ne représente pas les femmes (ni les féministes) !", publiée en 2017 dans Figaro Vox, elles sont de plus en plus de femmes à prendre conscience de leurs différences, de leur identité et des conséquences induites.

  • Une prise de conscience identitaire

« Nous sommes belles, nous sommes fières, nous sommes fortes, nous sommes noires :

nous sommes des femmes noires »

- Pierrette Pyrah, fondatrice et porte-parole de l'association afroféministe Diivines LGBTQI+, à l'issue de la manifestation féministe le 23 novembre 2019 à Paris -

 

 

Clémence, alias Keyholes&Snapshots, est militante afroféministe sur Twitter et Youtube en parallèle de son emploi. Elle a conscience de sa condition de femme noire depuis toute petite. Pour Annia Drawing, "artiviste" plasticienne (artiste et activiste) lyonnaise et métisse, la maturation fut plus longue car sa "famille ne l’aidait pas forcément à penser et à formuler cela " : être une femme noire. Mais toutes les deux sont passées par le féminisme mainstream avant de se déterminer afroféministes, à l’image de la réalisatrice Amandine Gay.

De gauche à droite : la vidéaste Keyholes&Snapshots, la plasticienne Annia Drawing et la réalisatrice Amandine Gay,

toutes trois engagées dans l'afroféminisme.

(Crédits : page Facebook de Keyholes&Snapshots / page Facebook d'Annia Drawing, Em Lit © / Nathalie Saint-Pierre ©)

Pendant un an et demi, celle qui se destinait d'abord à être journaliste puis actrice milite chez Osez le Féminisme! (OLF). "C’est là que j’ai appris que j’étais noire.", expliquait Amandine Gay en 2015 à la blogueuse Mrs.Roots, dans une vidéo intitulée "Le féminisme blanc". Elle témoigne d'avoir servi de "caution noire" à OLF, alors même qu'elle ne se reconnaît pas dans les prises de positions évoquées. Le collectif OLF, contacté pour les besoins de la présente enquête, n'a pas donné suite. Mais on peut tout de même noter que le 27 mai 2015, l'ensemble des membres de l'antenne lyonnaise d'Osez le féminisme! a démissionné. "Nous souhaitons nous solidariser avec TOUTES les femmes et ne plus être complices de la reproduction des oppressions raciales, sexistes et classistes que le fonctionnement d’Osez le féminisme perpétue.", prônaient les militantes dans leur communiqué de presse.

Dans la vie de Clémence, cette prise de conscience a été le résultat d'un cheminement : "j’avais conscience d’être noire et d’être discriminée pour cela, mais je n’avais pas de conscience collective du vécu en tant que femme noire. (...) Oui, j’ai vécu cette transition du féminisme à l’afroféminisme, du moins c’est la manière dont je l’ai ressenti. Donc je suis féministe, d’accord, mais en même temps quand on dit que toutes les femmes sont dans le même bateau, je ne suis pas si d’accord que ça. J’ai l’impression qu’en tant que femme noire, mon côté du bateau coule plus vite et qu’on ne le dit pas." Mais face à cette affirmation, les féministes blanches à qui elle a pu faire part de son ressenti ont très vite trouver une parade : "J’ai eu le classique "il ne faut pas nous diviser", que c’étaient de "faux problèmes" et "pas très important". On m’a dit de voir le féminisme comme un "tout" plutôt que d’isoler certains problèmes."

Annia Drawing a, pour sa part, eu un déclic. C'est grâce à un voyage aux États-Unis qu'elle a réalisé sa condition d'afrodescendante : "C'était effectivement la première fois que, dans un supermarché, je pouvais acheter des produits pour les cheveux qui n'étaient pas pour les défriser et ressembler à une Blanche."

Mais toutes partagent le même constat : elles ne se sentent pas entendues par les collectifs de féminisme blanc. "Pour beaucoup de ces organismes le problème est là : c’est compliqué de vouloir avoir une influence sur la vie des gens, si on ne les écoute pas et qu’on nie leurs expériences de vie. Le premier point ce serait d’écouter les personnes concernées, quelle que soit l’oppression : le racisme, les personnes LGBTQI+, les travailleurs.ses du sexe, les personnes handicapées…",  résume Clémence.

Pour Djamila Ribeiro, chercheuse en philosophie politique, la raison tient en une phrase :  "L’universalisme se base sur l’expérience des femmes blanches" (voir le focus "le féminisme décolonial"). Pour reprendre l'exemple d'OLF, voici comment l'association justifie de son côté l'universalisme, valeur en troisième position au sein de sa Charte adoptée le 15 juin 2019 : "Les droits des femmes ne sont pas à géométrie variable : ils sont les mêmes qu’importent l’origine, la culture, la religion, la catégorie sociale." Mais si on ne nomme pas la réalité des femmes noires, comment peut-on combattre l’inégalité de leur situation? C'est la question que pose Djamila.

  • Une identité discriminée

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Nuage de mots réalisé à partir des dix groupes lexicaux identifiés par Emmanuelle Bruneel et Tauana Olivia Gomes Silva, dans leur étude du vocabulaire de ces discours afroféministes en ligne (sur la base des 115 mots et expressions récurrentes dans les discours par ou concernant le collectif afroféministe Mwasi)

"Historiquement les femmes noires ont endossé beaucoup de responsabilités : elles ont été soignantes, elles ont toujours été présentes pour s'occuper des autres... Et souvent, ce sont elles qui ont été les plus violentées, les plus brutalisées", répondait effectivement Rokhaya Diallo lors de son entretien avec nous. 

Les afroféministes dénoncent les oppressions de leur vécu : sexisme, racisme, classisme ou discrimination de classe. Ces oppressions forment ce que la juriste américaine et professeure de droit américaine Kimberlé Crenshaw qualifiait dès 1991 d’intersectionnalité. Ce terme désigne le fait que l’on puisse subir à la fois racisme et sexisme, et que ces oppressions ne se cumulent pas comme les couches d’un plat de lasagnes mais créent, ensemble, une forme particulière de racisme et de sexisme. Les sociologues Nassira Hedjerassi et Christine Bard s’accordent à parler "d’imbrications" au sujet des oppressions que subissent ces femmes.

Quelques jours après le lancement du #BalanceTonPorc, c'est ce que rappelait Mwasi, collectif afroféministe fondé en 2014, dans une publication Facebook :  "Nous subissons du SEXISME RACISTE et du RACISME SEXISTE, qui sont des phénomènes à part entière et qui s’inscrivent dans l’histoire esclavagiste et coloniale de la France et à son rapport aux corps des femmes colonisées. (...) Les femmes noires, précaires, de classe populaire font partie des personnes les plus exposées au harcèlement et aux violences sexuelles."

En ce sens, Clémence insiste sur les conséquences des clichés coloniaux. "Il faut s'en débarrasser pour réduire la proportion de femmes qu’on aime bien avoir dans son lit mais pas devant ses parents. Cela passe par un travail collectif qui touche toutes les communautés, car elles se sont toutes mises d’accord pour placer la femme noire en bas de l’échelle sociale.". Cette phrase choque, mais fait écho à la fétichisation encore bien réelle des femmes noires. "Tigresse", "panthère", l'image d'un corps huilé... toutes ces représentations sexualisées ont un jour été attribuées à nos trois interviewées, et à tant d'autres femmes noires.

 

Au delà de l’Histoire et de sa transmission, il y a également l’imaginaire collectif, tel qu’il est entretenu, qui fétichise et exotise la femme noire. "Il y a des espèces "d'ancres mentales" qui sont fabriquées à travers des images qu'on prône et qu'on met en avant... Par exemple, les péplums représentent toujours les racisés dans le rôle d'esclave ou dans la dimension inférieure. Le choix qui est fait est donc assumé et conscientisé. Ensuite, c'est à nous de savoir le réceptionner et d'être critiques. Le problème, c'est que le martelage finit toujours par l'emporter sur l'esprit faible, l'esprit fatigué. Et ça crée des représentations qui impactent notre réalité puisqu'on vit avec des définitions mentales. Ça peut être aussi par rapport à la sexualité, les homosexuels, les lesbiennes... ", détaillait Annia Drawing sur la question de la représentation.

Et ces clichés non-exhaustifs ont créé une discrimination ciblée sur les femmes noires : la mysoginoir. Comme son nom l'indique c'est un mépris des femmes auquel se rajoute le mépris de l'identité noire d'une femme; dénigrant avec violence tout ce qui compose une Afrodescendante. Alors, l’identité discriminée des afroféministes veut dire son nom et se distinguer d’un féminisme universaliste, à l'image de la longue liste de termes utilisés par Amandine Gay pour se définir, sur son blog badassafrofem :

 

"Afro-descendante, Noire, née sous X, cis, Afroféministe, pansexuelle, anticapitaliste, antiraciste, anti-hétéronormativité, agnostique, Afropunk, pro-choix (avortement, voile, travail du sexe) et body-positive".

 

Remarquons l'usage constant de la majuscule pour le préfixe "Afro" : jusque dans l'orthographe, la revendication est politique. Elle est aussi personnelle : "Ce n'est pas parce que je suis noire que je suis afroféminisite", tenait à préciser Rokhaya Diallo en début d'interview, qui défend pourtant les valeurs analogues à celles du mouvement. Mais il s'agit de laisser ces femmes s'auto-déterminer, par et pour elles-mêmes, de manière décoloniale.

Focus sur… Le féminisme décolonial

Françoise Vergès est politologue et co-fondatrice de l'association "Décoloniser les arts". Etant l'une des voix principales du féminisme décolonial en France, elle considère que "l’anti-racisme doit être le cœur de tout mouvement : politique, culturel, social". Dans son livre "Un féminisme décolonial", paru le 15 février 2019 aux éditions La fabrique, elle dépeint ce féminisme comme étant celui des femmes racisées. Son objectif n'est pas l'égalité hommes-femmes en premier lieu, mais bien la refonte de la masculinité toxique découlant, selon les sympathisantes du mouvement, d'un capitalisme raciste et patriarcal. La volonté majeure de cette lutte est de dénoncer tous les phénomènes hérités de l'époque coloniale subsistants aujourd'hui. Françoise Vergès est une alliée publique de collectifs tel que Mwasi et Diivines LGBTQI+, qui partagent sa vision anti-impérialiste.

Ce podcast est un extrait d'un discours de Françoise Vergès sur le féminisme universaliste. Ces propos ont été recueillis avec l'accord de l'auteure lors de la conférence "Décolonisons le féminisme!" organisée le 20 novembre 2019 à l'occasion de la Journée de la conscience noire au Brésil. La conférence avait lieu au CICP à Paris, en présence des auteures féministes brésiliennes Djamila Ribeiro et Joice Berth, avec comme modératrice Gerty Dambury, auteure et metteure en scène, également militante décoloniale et afroféministe originaire de la Guadeloupe.

Sommaire

00:00 – 01 :26 = la colonisation psychique

01 : 27 – 03 : 07 = la colonisation au service du féminisme universaliste

03 : 08 – 05 : 17 = la dépossession des terres colonisées pour les intérêts de la France

05 : 18 – 07 : 04 = l’invisibilisation des femmes racisées dans l’histoire du féminisme français

07 : 05 – 08 : 01 = le féminisme carcéral, punitif et universaliste

08 : 02 – 09 : 11 = déconstruire la masculinité coloniale

09 : 12 – 11 : 30 = le néolibéralisme

11 : 31 – 12 : 12 = la décolonisation

12 : 13 – 14 : 32 = l’État et le féminisme universaliste

14 : 33 – 16 : 22 = les quartiers populaires et les outres mers, lieux actuels du féminisme

 

 Pour les personnes malentendantes, le podcast est disponible sous format écrit ici, dans la section "Elles parlent".

"Ce qui caractérise la France, c'est une forme de déni très important par rapport à sa démographie et la nature de son visage : de se comprendre comme un pays qui est "factuellement" multiculturel. Et puis un déni qui est lié à l'absence de reconnaissance des minorités raciales", soulignait Rokhaya Diallo.

Le décolonialisme, la déconstruction du racisme -ou anti-racisme-, sont donc les axes de combat sous-jacents des afroféministes face à une France dans le déni. Les femmes blanches luttent contre le sexisme sociétal. Et aujourd’hui, si elles veulent travailler à déconstruire leur "blanchité" comme les y invitent les afroféministes, elles peuvent néanmoins à tout moment "se retrancher dans cette blanchité" et revenir à leur statut de dominante "psychologiquement libre". C'est ce qu'expliquait Marie Meudec, anthropologue de formation également diplômée en ethnologie et sociologie, dans son article "Anthropologie et blanchité. Une histoire cousue de fil blanc" dans la revue Raison Sociale le 24 janvier 2017.

La femme blanche oppressée peut-elle alors se concevoir aussi comme oppresseur et contribuer à la justice raciale? 

 

Voici un test qui s’adresse à tous les lecteurs blancs pour répondre à cette question. Initialement publié Ally Henny sur Twitter le 5 octobre 2018, il a été traduit mot à mot par la page Instagram "Décolonisons Nous", dont l'objectif principal est de "déconstruire l’héritage post-colonial de l’inconscient collectif".

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