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#MeToo, exemple de l'invisibilisation des femmes noires au sein du féminisme universaliste

Suite à l’affaire Harvey Weinstein, le hashtag MeToo est devenu viral grâce à un tweet de l’actrice Alyssa Milano le 15 octobre 2017. Il a permis une prise de conscience autour de la planète et la mobilisation de plusieurs millions de personnes contre les violences faites aux femmes. Mais connaissez-vous la femme à l'origine de l’expression « MeToo »  ? 

En effet c'est Tarana Burke, militante féministe afro-américaine, qui avait brandi l'expression publiquement pour des cas d'agressions sexuelles dès 2007.  La volonté de cette activiste était de montrer son soutien, en tant qu’ancienne victime, à des jeunes femmes de couleur ayant subi des violences et agressions sexuelles. Le 16 octobre dernier, soit au lendemain du deuxième anniversaire de #MeToo, la journaliste écrivant sous le pseudonyme Esther Le Bulldozer sur Twitter interpelait l'association Nous Toutes sur l'héritage incombant à Burke.  L'association de féminisme universaliste (mouvement féministe occidental ayant pour valeurs principales l'égalité hommes-femmes et la laïcité, majoritairement défendu par des femmes blanches) revendiquait un mouvement "sans précédent", niant en cela la décennie de travail de Burke.

En France, le hashtag a été repris dans une optique dénonciatrice : on peut noter que la page française censée renvoyer au "mot-dièse Me Too" renvoie directement vers #BalanceTonPorc​. La volonté de Burke a ainsi été bafouée, en excluant l'esprit de solidarité et la considération raciale initialement souhaités par la fondatrice du mouvement.

C'est un constat que dressait notamment Rokhaya Diallo, journaliste française et militante féministe antiraciste, lors d'une interview qu'elle nous a accordée en décembre 2019 : "Au départ ce mouvement incluait les préoccupations de toutes les femmes, et notamment les femmes noires qui sont discriminées. (...) Aujourd'hui, je trouve que le mouvement a eu un écho mais pas le même écho qu'aux États-Unis d'Amérique. (…) En France, on a eu nos propres déclencheurs : déjà en 2011, avec l'affaire Dominique Strauss-Khan (DSK). Il y a eu déjà un renouveau dans le mouvement féministe à cette époque-là, et un discours sur les violences sexistes qui s'est organisé de nouveau dans l'espace publique alors qu'il n'avait plus cours. Et DSK avait agressé une femme noire." 

Rokhaya Diallo souligne le clivage social français face au #MeToo : le mouvement féministe est emporté par des femmes blanches de classe sociale élevée, et cela a invisibilisé les clivages raciaux qui auraient pu exister. "Je pense à l'année 2017, où des femmes qui étaient notamment personnel de ménage dans le domaine du transport, avaient fait état de maltraitances, particulièrement d'agressions sexuelles dans les trains. C'est un peu compliqué de dire qu'elles ont été "oubliées", car c'est difficile de séparer en particulier les femmes noires par rapport aux femmes issues des quartiers populaires."

  Rokhaya Diallo / Crédits : Les Joues Rouges

  Rokhaya Diallo est née à Paris, de parents d'origines sénégalaises et gambiennes. / Crédits : Les Joues Rouges

Dans une interview pour Vice en février 2019,  Françoise Vergès, écrivaine et politologue décoloniale, dénonçait de même : "#MeToo, ce n’est pas seulement parler, c’est aussi parfois dénoncer à la police, prendre un avocat… Tout le monde n’a pas cette possibilité. Elle n’appartient qu’à certaines personnes d’une certaine classe, qui après vont être soutenues par leur entourage. Mais la question de la violence sexuelle est structurelle, il y a des boulots où elle est permanente. À cause de la précarité plus grande de ces femmes, le chantage est encore plus grand. "

Ces femmes noires afrodescendantes, invisibilisées, ont pourtant toujours participé à la lutte féministe. Cela s'illustre par l'afroféminisme, mouvement âgé d'un siècle.

Une invisibilité historique des femmes noires

L'afroféminisme est né dans les outre-mers françaises avec les soeurs Nardal, qui façonnèrent le concept de "négritude" dès 1920. En métropole, le mouvement trouve un écho auprès du grand public au milieu des années 1970, grâce à la Coordination des femmes noires (1976-1980). Tandis que les féministes universalistes se battaient pour le droit à l'avortement, ce collectif composé de jeunes étudiantes antillaises et africaines, dénonce entre autres les avortements forcés à la Réunion.

 

On reconnaît ainsi un mouvement historique, avec des origines et des revendications qui lui sont propres. Pour Ndella Paye, interrogée par le magazine de l'association féministe intersectionnelle Lallab en 2016, cette divergence explique la nécessité de sa lutte dans la sphère féministe française : "l'afroféminisme s’est différencié du féminisme blanc par le fait que nous n’avons pas les mêmes priorités en termes de luttes et d’exigences pour les femmes. Nous avons des spécificités qui sont au mieux ignorées, et au pire niées, donc jamais prises en compte par celles qui considèrent représenter l’universalisme."

Mais cette version est rejetée par certaines féministes témoins  à l'époque, à l'instar de l’essayiste Martine Storti. Cette dernière rappelait, dans une tribune pour Libération en 2017, que plusieurs "femmes blanches" avaient lutté au côté d'Awa Thiam, fondatrice de la Coordination. Pour elle, cette dénonciation est alors représentative d'une dérive identitaire.

Frise chronologique non-exhaustive de l'afroféminisme français depuis 1920

Pour plus de contenus historique et universitaire sur l'afroféminisme, la réalisatrice Amandine Gay a créé un vaste espace de ressources sur son blog badassafrofem. Egalement, les sections de ressources de l'association Mwasi ou Swatche sont régulièrement enrichies.

Étant un mouvement à part entière, et non une sous-catégorie du féminisme occidental, "afroféminisme" s'écrit en conséquence sans tiret, comme l'explique l'auteure Laura Nsafou, sur son blog Mrs Roots : "Bien souvent dans la presse, je vois afroféminisme orthographié avec un " – " alors que sur les réseaux sociaux et dans les publications militantes, il n’y en a généralement pas. On pourrait mettre sur le compte de l’inattention, du fait que « ce n’est pas très connu », mais il me paraît évident que cette orthographe traduit un paternalisme criant dans l’imaginaire collectif sur le féminisme."

De même, il serait faux de dire que l’afroféminisme français découle du black feminism américain, même si nombre de ses militantes font référence à des auteures américaines. Lors de la conférence "Décolonisons le féminisme ! ", qui se tenait à Paris le 20 novembre 2019, la féministe brésilienne Joyce Berth est allée jusqu'à qualifier le livre "Femmes, races et classe" d'Angela Davis (1983) -ouvrage dont l'ordre des mots a son importance- de "pierre de Rosette pour beaucoup d’afroféministes". Le black feminism, plus visible et plus ancien, a théorisé les luttes et permis aux femmes noires françaises de s'en nourrir. A tel point que, selon la sociologue française Christine Delphy, la nouvelle génération d'afroféministe s'inspire de "la traduction de textes écrits par des femmes noires venus des États-Unis". Mais on peut noter que sur une oeuvre riche de trente et un ouvrages, seuls deux livres de l'écrivaine afro-américaine Gloria Jean Watkins, alias bell hooks, ont été traduits et ce uniquement depuis 2015.

Focus sur... La différence entre l'afroféminisme, le black feminism et le féminisme africain

L'afroféminisme est un mouvement politique par et pour les afrodescendantes vivant en Europe, soient les "afropéennes". Le black feminism est, lui, un mouvement féministe antiraciste, mais porté par les afro-américaines à partir des années 1950. Bien que défendant les droits des femmes noires de chaque côté de l'Atlantique, ils ne peuvent pas être directement comparés, comme nous l'a expliqué "l'artiviste" lyonnaise Annia Drawing dans son interview: " Avec le rapport colonial en France, on a des gens qui sont en lien avec le continent africain. Mais cela n'est pas forcément le cas avec les afro-américains qui ont une histoire par rapport à l'esclavage. On a aussi de l'esclavage en France, bien qu’on ait tendance à oublier ce chapitre en France, mais on ne peut pas comparer les combats". Il y a également une différence d'approche concernant la race sociologique : alors que la France supprimait le mot "race" de sa Constitution en 2018, l'origine ethnique reste aux Etats-Unis un maître mot, déterminant d'une identité communautaire.

Enfin, le féminisme africain se différencie par une autre particularité. Il combat les rapports de dominations perpétrées contre les femmes noires se construisant dans une société en majorité d'autres personnes noires, contrairement aux deux mouvements précédents dont les militantes noires ou métisses construisent leur féminisme au sein d'une société blanche. Elles subissent alors le sexisme ordinaire mais également des discriminations liées à leur couleur de peau, telle que la mysoginoir. (à lire : 20 termes pour comprendre l'afroféminisme

Au-delà de cette invisibilité systémique, la majorité des femmes noires ne réussissent pas à trouver leur place au sein des grands collectifs féministes français. De fait, la nouvelle génération porte la nécessité de se définir non plus simplement comme féministe, mais bel et bien comme afroféministe et fière de l'être. 

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