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  • Pauline Clément

Interview avec Annia Drawing : "Pour moi, un homme blanc peut être afroféministe"

Dernière mise à jour : 19 janv. 2020

Annia Drawing est une "artiviste" (artiste-activiste) afroféministe établie sur Lyon et ses alentours. Elle est particulièrement engagée sur les questions de l'identité, de la mémoire collective et du partage. Rencontre.



Bonjour Annia. Comment êtes-vous devenue "artiviste" ?


Annia Drawing (A.D.) : J'ai fait un cursus dans le monde de l'art. A la base je suis commissaire d'exposition et coordinatrice de projets culturels, très engagée dans l'éducation populaire. J'ai fait les Beaux Arts, puis j'ai suivi un programme d'échange à la School of Visual Art à New York, ainsi qu'un master à Genève dans la théorie critique et la recherche. En 2016-2017, il y a eu un "blackface" sur Lyon (acte de se "grimer en Noir", utilisé par les acteurs blancs américains dès les années 1820 pour caricaturer les personnes noires, NDLR) et j'ai été très heurtée sur la question de la représentation parce que e me suis rendue compte que beaucoup de gens de la diaspora afro-descendante n'étaient pas au courant de ce qu'était un "blackface". J'ai donc décidé de quitter ma casquette de commissaire d'exposition et de m'exprimer. C'est comme ça que j'ai pu porter des messages qui me sont chers et politiques, avec mes convictions et ma pratique artistique.


Exemples d'oeuvres afroféministes d'Annia Drawing / Source : Instagram @anniadrawing

Vous pouvez vous procurez les toiles d'Annia Drawing sur afrospirit.art


Finalement, cela part d'un déclic. Mais est-ce que vous vous revendiquiez afroféministe, avant de le revendiquer d'une façon globale par l'art ?


A.D. : Je pense que je suis concernée en tant que femme métisse dans un monde de Blancs, avec les rapports sociaux de dominants à dominés. Mes études dans la théorie critique et toute la question post-coloniale m'ont forcément ouvert les yeux. Même si avant cela j'ai toujours baigné dans le sujet, je pense que le gros déclic a été mon voyage à New York City, et la rencontre avec la communauté afro. Auparavant il y avait des choses qui me titillaient, mais que je n'osais pas trop me l'avouer.


Avez-vous constaté une réelle différence entre la vision du Black Feminism aux Etats-Unis, par rapport à la manière dont l'afroféminisme est vécu en France ?


A.D. : En fait, on ne peut pas comparer les deux histoires. Avec le rapport colonial en France, on a des gens qui sont en lien avec le continent africain. Mais ce n'est pas forcément le cas avec les afro-américains qui ont une histoire par rapport à l'esclavage. On a d'ailleurs aussi de l'esclavage en France, on a tendance à oublier ce chapitre en France. Mais on ne peut pas comparer les combats.

Lors de mon séjour aux Etat-Unis j'ai eu un déclic très concret. C'était effectivement la première fois que dans un supermarché je pouvais acheter des produits pour les cheveux qui n'étaient pas pour les défriser et ressembler à une Blanche. En France, c'est strictement impossible à faire. J'ai vécu des expériences comme ça, qui m'ont montré que la communauté afro était très engagée. Alors qu'à cette époque, ayant grandi dans une famille de Blancs, je n'étais pas encore dans un rapport à la société aussi conscientisé.


Est-ce que vous diriez qu'au départ vous étiez "simplement" féministe, et que c'est après ce déclic que vous êtes devenue afroféministe ?


A.D. : Je pense que depuis le départ j'avais cela en moi, mais je ne mettais pas les mots dessus parce qu'il y avait une forte tendance à minorer ou à aborder des termes comme des micro-agressions en France, par rapport au sexisme ou par rapport à la question de la race et de la couleur de peau. Et comme ma famille ne m'aidait pas forcément à penser et à formuler cela - parce qu'ils étaient dans le déni - c'était compliqué pour moi. Mais déjà j'étais critique par rapport à ces questions, notamment par rapport à l'Histoire, avec les peplums (genre cinématographique prenant pour contexte l'Antiquité, NDLR) et la question de la représentation africaine.


Comment définiriez-vous votre afroféminisme?


A.D. : Ça rejoint beaucoup les réflexions liées à l'intersectionnalité. Mais la grande différence que je mets sur l'afroféminisme c'est que, pour moi, un homme blanc peut être afroféministe à partir du moment où il pense la question de l'égalité des genres; qu'il est conscient du rapport dominant-dominé de race. Or, pas mal d'amies militantes y sont opposées, on ne s'entend pas forcément sur la question. Quand on en parle, je suis souvent taxée du fait d'être métisse, de vouloir défendre la cause blanche, ce qui n'est absolument pas le cas. C'est simplement une façon de voir les choses : je pense qu'il faut faire attention avec ce genre d'étiquette, parce que beaucoup de gens se l'octroient en termes d'identité et de privilèges, alors que ce n'en est pas un. C'est plutôt une prise de conscience : tout le monde devrait être afroféministe !


Ma définition ? Ça va au-delà du rapport Noir-Blanc, au-delà de l'homme-femme, c'est vraiment une prise de conscience non seulement de l'Histoire et de sa fracture, mais aussi de la liberté de l'individu à pouvoir se construire comme il le veut.

Dans votre définition, le principe de non-mixité défendu par des collectifs comme Mwasi, n'est pas une fin en soit. Vous estimez que c'est une prise de conscience que devrai avoir toutes les afroféministes ?


A.D. : Je pense qu'effectivement la prise de conscience peut être ouverte, mais je ne suis pas contre la non-mixité. Par exemple, je l'explique régulièrement avec les gens qui disent : "je ne comprends pas qu'il y ait des femmes qui sont violées et qui se réunissent entre elles". Elles parlent d'un même trauma : il n'y a pas un homme qui va arriver en disant "je suis offusqué parce que je ne suis pas inclus à la conversation".

Après, je pense que c'est une question de communication et d'instrumentalisation de la part des deux parties, une incompréhension. Et il y a toujours le fait que l'homme blanc et la femme blanche sont habitués à pouvoir aller partout. Alors, face à des femmes ou des hommes qui se réunissent en disant "non tu n'es pas bienvenu", la réaction n'est pas la compréhension de la nécessité de traiter un trauma, lié à un racisme systémique. A la place c'est le rejet, l'agression, et on se fait taxer de communautaires.

Personnellement, je n'ai pas besoin de me retrouver uniquement entre femmes noires. Ça m'arrive, et j'apprécie parce que c'est vrai qu'on peut parler de choses sans toujours faire de la pédagogie ou de la psychologie pour les Blancs - ce qui est extrêmement épuisant. Mais je peux comprendre qu'il y ait des espaces où il faut parler d'une certaine douleur sans se faire piquer le discours. Donc je ne suis pas contre la non-mixité, mais en termes de politique et de stratégie, je prône le vivre ensemble : il faut qu'on arrive à communiquer, mais je ne sais pas encore comment.


Est-ce qu'en cela vous diriez qu'il y plusieurs afroféminismes ?


A.D. : Oui, comme en politique ou dans le "white feminism". Il y a plusieurs familles de pensées, entre celles qui sont pour la prostitution, contre le voile...


Est-que vous pourriez citer divers points de vue ou idées qui sont portées différemment par des collectifs ?


A.D. : La question de la non-mixité est un sujet de divergences. La question du colorisme peut également apporter des conflits à l'intérieur des même groupes. Après il y a toute la question du panafricanisme (mouvement politique né au début du XXème siècle, en faveur de l'indépendance du continent africain et sa solidarité avec la diaspora africaine à travers le monde, NDLR), qui, à titre personnel, me pose problème. Il y a beaucoup de panafricains ou panafricaines qui ne sont pas forcément afroféministes, et cela crée des discours un peu compliqués. À l'intérieur d'une même équipe, on a des personnes panafricaines qui vont prioriser la souveraineté de l'Afrique, tout en continuant à opprimer la femme. De ce fait, même au niveau des luttes intellectuelles, c'est un peu gangrené par le sexisme.

Par conséquent, je suis très bien en satellite libre. J'ai beaucoup d'amis qui sont afroféministes : elles écrivent et sont artistes notamment. Mais personnellement je n'appartiens pas à un groupe car, en plus, j'ai un problème avec les gens qui parlent pour moi.


Pour autant, y a-t-il des personnalités féminines afroféministes qui vous inspirent ou dans lesquelles vous vous reconnaissez en France ?


A.D. : Je pense à Léonora Miano. Je ne la connais pas vraiment, mais je la suis : elle est écrivaine. J'ai été marquée par l'un de ses discours sur un plateau télé au sujet des migrants et de la fracture de l'Histoire. Il y a aussi Amandine Gay qui fait un super travail, ou encore Rhokaya Diallo. Je ne suis pas fan de tout ce qu'elles disent ou de tout ce qu'elles font, mais c'est bien qu'il y ait des pionnières comme ça sur le terrain. Je trouve qu'on manque un peu de visibilité par rapport aux intellectuels noirs. Malheureusement, je n'en connais pas d'autres. Je connais des théoriciennes et des universitaires, mais je ne les trouve pas plus légitimes que d'autres. Par ailleurs mes références sont plutôt américaines.


Les Etats-Unis ont joué un rôle important dans votre prise de conscience afroféministe. Au niveau universitaire, avez-vous trouvé plus de ressources de l'autre côté de l'Atlantique ?


A.D. : Oui, oui. En fait, mon rapport post-colonial a vraiment commencé avec Angela Davis qui a écrit "Femmes, race et classe". Attention l'ordre des mots est important ! J'étais déjà très intéressée par l'histoire noire américaine qui aborde ce sujet, parce que les violences y sont plus évidentes, encore aujourd'hui. Même si actuellement en France on peut citer une personne comme Assa Traoré, qui fait un travail très important (Assa Traoré est la co-fondatrice et porte-parole du "Comité vérité et justice pour Adama", lié aux circonstances du décès de son frère Adama en 2016, à la suite d'une interpellation par des gendarmes, NDLR). Aux États-Unis, les écrits et l'idéologie - même s'il faut bien faire attention à leur traduction - ne sont pas forcément plus aboutis. Mais ont une historicité plus ancienne. L'afroféminisme en France me paraît beaucoup plus récent dans l'histoire.


Pour vous, l'art est votre forme de militantisme. Quels en sont les échos et qu'est-ce que cela vous apporte ?


A.D. : Je pense que ce qui fait la société, c'est la question de l'imaginaire, et donc de l'imaginaire collectif. C'était mon sujet de recherche, et ce devait être mon sujet de thèse avant que j'y renonce ! Il y a des espèces "d'ancres mentales" qui sont fabriquées à travers des images qu'on prône et qu'on met en avant; et les médias de masse y participent. Les images sont construites et elles sont le fait de l'homme : elles servent des desseins politiques, tout simplement. Par exemple, pour en revenir aux péplums - jusqu'à Game of Thrones d'ailleurs - on représente toujours les racisés dans le rôle d'esclave ou dans la dimension inférieure. Le choix qui est fait est donc assumé et conscientisé. Ensuite, c'est à nous de savoir le réceptionner et d'être critiques. Le problème, c'est que le martelage finit toujours par l'emporter sur l'esprit faible, l'esprit fatigué. Et ça crée des représentations qui influencent notre réalité, puisqu'on vit avec des définitions mentales. Ça peut être aussi par rapport à la sexualité, les homosexuels, les lesbiennes...

Personnellement je me spécialise plus sur la question coloniale et tout ce qui est lié à la définition de l'autre; notamment mon rapport à la femme noire. Mais ce n'est pas exclusif: aujourd'hui il faut aussi que je fasse venir les hommes (dans mes dessins).

Plus globalement, il faut pouvoir se représenter autrement que cette imagerie que j'ai pu découvrir de mon enfance à aujourd'hui, notamment à travers le monde de l'héroïque fantaisie où les Noirs sont très peu présents. Après il en va aussi d'une culture anglo-saxonne qui fait qu'il n'y avait pas tellement de Noirs en termes d'historicité. C'est vrai que lorsqu'on pense à des elfes et des sirènes et des petits lutins, on pense à des Blancs. Et ça ne me dérange pas à partir du moment où on ne commence pas à mélanger les histoires. On pourrait très bien faire des films qu'avec des Blancs, du moment où il n'y a pas un Noir qui doit faire un esclave ou un inférieur dans le décor, ou qui doit mourir en premier.

Dans la culture africaine, il y a aussi des sirènes, etc. C'est un peu méconnu, et mon envie est de les valoriser en mettant en avant un nouvel imaginaire, qui va essayer de contrecarrer ce rapport et cet héritage colonial.



Au départ mon travail artistique était vraiment très féministe, maintenant il est devenu afroféministe. Je ne sais pas si je vais faire ça tout le temps. dessiner des femmes noires. En tout cas c'est mon sujet du moment et c'est ce qui m'importe.

Instagram, j'ai un peu du mal parce que c'est chronophage, il faut se mettre en scène et créer des belles images. Je suis un peu fainéante et je n'ai pas le temps ! Je préfère faire de la peinture ou des dessins ou gérer mes autres projets. Par contre, Facebook, j'aime assez parce que les gens m'écrivent régulièrement pour dire ce que ça leur évoque et me remercier. Ils m'expliquent les problèmes que rencontrent leurs jeunes enfants à l'école, que ce soit pour leurs cheveux, pour leur couleur de peau, les problèmes rencontrés au boulot. C'est comme ça que j'ai eu pas mal d'échos et de répondants. Depuis, il y a des associations afroféministes comme Les Diivines LGBTQI+ ou Sawtche, qui m'ont contactée pour réaliser des projets avec elles. Je voudrais citer aussi Makeda Saba, avec qui je travaille d'ailleurs en janvier, mais aussi des galeries avec qui je suis en lien; parce que justement, plus que faire du beau, ce qui m'intéresse c'est l'échange et le message dans mon travail. Je ne peux pas encore en vivre actuellement, j'ai d'autres sources de revenus à côté, mais c'est le métier d'artiste !

Makeda Saba est une association lyonnaise qui valorise les femmes et les enfants africains.

Sawtche est un collectif qui a emprunté son nom à la "Vénus noire" venue en Europe, la Venus Hottentote, avec des énormes fesses. (Cette femme prénommée Sawtche, ouvrière dans les champs de cotons de l'Afrique Australe au 18ème siècle, a été amenée par les colons en Angleterre pour y être exhibée car elle avait un corps hors norme, particulièrement une hypertrophie des fesses. Pour survivre en Angleterre, elle a dû se prostituer et à sa mort, sa dépouille a été donnée à la science, NDLR).


Représentation de Sawtche dans "Histoire Naturelle des Mammifères", tome II, par Étienne Geoffroy Saint-Hilaire et Frédéric Cuvier, illustré par Jean Charles Werner, édité par Charles-Philibert de Lasteyrie entre 1819 et 1842

Est-ce qu'en France d'autres artistes font un travail similaire au vôtre, en tant qu'afroféministe?


A.D. : Afroféministe, oui ! Mais peut-être pas dans le monde des arts plastiques... Il y a Fanny Essyé (nom d'auteur : Kiyémis, NDLR), qui a écrit "À mes humanités révoltées". Egalement une femme que j'admire aussi beaucoup : Noémi Michel, qui  gère le réseau PostCit à Genève. Mais je ne vois pas d'autres artistes plasticiennes comme moi, même s'il y en a sûrement.

J'ai des copines noires qui font ce travail là, mais sans la dimension politique. Elles le font sans le faire, sans l'assumer, sans revendiquer et sans aboutir à des réflexions critiques par derrière.


Dans une perspective d'avenir, quelles actions souhaiteriez-vous voir mises en place, pour que l'afroféminisme puisse se faire entendre d'avantage ?


A.D. : La question est compliquée, et je n'ai pas la réponse. Je pense que ce combat ne doit pas être porté uniquement par les Noirs. Par exemple, dans mes expositions : je suis très contente que le public soit autant blanc que noir. Je le suis moins lorsqu'il y a plus de Blancs ou plus de Noirs, car j'aimerais vraiment qu'il y ait toujours 50-50.

Aujourd'hui, je ne sais pas quoi répondre parce que je pense qu'il y a quelque chose qui est encore à construire, qui ne sera peut être pas l'afroféminisme. Ce sera peut être un espace encore plus général, réfléchissant d'avantage aux droits et libertés de l'individu, et au respect de son histoire. On n'y est pas encore parvenu.

Je suis par exemple toujours étonnée de ne pas pouvoir dialoguer avec les Indigènes de la République (parti politique français antiraciste et décolonial constitué en 2010, NDLR). Certes, on n'est pas toujours en phase avec l'histoire arabe. Mais pourtant, c'est complètement stupide parce qu'on subit les mêmes oppressions; nous sommes victimes du même système discriminatoire, et de l'imaginaire d'une façon générale. De plus, il ne faut pas se limiter au seul travail avec les autres communautés, il faudrait aussi intégrer les personnes blanches.


Le problème de l'afroféminisme est la souffrance lié à l'identité, et cela entraîne la plupart des gens dans un rapport de combat. Le fait est que lorsqu'on est dans la douleur, on est aussi dans un besoin de guérison ou de catharsis, créant des rapports qui sont plutôt stigmatisants car on a besoin d'un ennemi. Tant qu'on a besoin d'un ennemi, il est compliqué de se prendre en main pour être dans un collectif.

Donc si demain on a besoin de créer un événement afroféministe, je pense qu'il faut arriver à faire un événement qui soit beaucoup plus universel. Ce n'est pas encore l'heure aujourd'hui, parce que la majorité de la diaspora n'est pas assez conscientisée. La preuve: elle ne sait ce qu'est un "blackface"; ou alors ses membres sont dans le déni. J'ai beaucoup d'amis noirs qui sont dans ce déni parce que, eux, ils s'en sortent et qu'ils ont une bonne situation. Ils sont bien conscients mais ils ferment les yeux parce que c'est plus facile.


Pour vous, il semble donc qu'on en soit encore aux prémices de l'afroféminisme en France ?


A.D. : Oui, c'est mon point de vue personnel.


Vous semblez satisfaite que les personnes blanches soutiennent le combat, à partir du moment où elles sont conscientes et respectueuses. Est-ce que vous auriez un conseil à leur donner ou un point à mettre en exergue pour que ces personnes soient de bonnes alliées ?


A.D. : Je suis relativement ouverte, mais je sais que ce n'est pas facile. Il n'y a pas longtemps, une femme blanche est venue me dire qu'elle avait déjà été noire dans ses vies antérieures. C'est quelque chose de très compliqué à entendre. En même temps, il ne faut pas non plus heurter ce genre de personne parce que, fondamentalement, elles veulent faire avancer les choses dans le bon sens.

Mais il y a ce rapport encore au fétichisme de l'Homme noir qui n'est pas encore déconstruit. Quand je fais confiance à des personnes blanches qui se mettent dans la cause, je sais qu'il va y avoir un "pète au casque" *rires* qui sera lié soit à l'exotisme, soit à des choses qu'on combat tous les jours à l'intérieur. Et je pense que ça, en terme d'alliée, c'est une erreur. Les gens qui arrivent en disant "J'adore l'Afrique, j'aime les africains", non ! On n'a pas besoin d'être aimés juste d'être respectés.


On se rend compte alors que cet allié n'est pas digne de confiance, qu'il fait n'importe quoi. Et si en plus cet allié est appelé par une institution pour parler "au nom de", là ça pose vraiment problème. J'ai pu vivre cela deux ou trois fois au début de mon militantisme. Maintenant ça n'arrive plus car je suis beaucoup plus vigilante et beaucoup plus exigeante vis-à-vis de mon entourage blanc. Les seuls Blancs que je supporte ce sont les personnes de ma famille parce que ce que je ne peux pas les changer, ou les personnes de mon entourage professionnel évidemment. L'âge venant je me laisse néanmoins beaucoup plus de liberté qu'avant.

Actuellement je suis en couple avec un homme blanc qui se sent constamment agressé. Mais la première priorité c'est de ne pas se tromper de discours, et j'en reviens à la question de la femme violée : je ne parlerai pas au nom des femmes violées, même si je soutiens leur cause, etc. On ne doit pas parler à leur place. Mais je ne veux pas non plus qu'il nous fasse du "mansplaining" (contraction des mots anglais "man" et "explaining", signifiant "homme" et "expliquant". C'est le fait qu'un homme coupe la parole d'une femme et/ou la reprenne avec paternalisme, par sentiment de supériorité, même quand il maîtrise moins bien le sujet, NDLR). D'autant plus plus que le système mettra toujours en avant une personne blanche plutôt qu'une personne noire - certes on a bien Miss France, mais je pense que c'est une question politique. Je pense qu'il y a aussi un rapport au temps qui doit jouer.


Au delà de ça, je n'ai pas de réponse, si ce n'est travailler ensemble et arriver à décloisonner. Mon conseil c'est de ne pas lâcher l'affaire !


On a pu remarquer en France une grande prise de conscience féministe grâce à #MeToo. Est-ce que vous diriez que l'afroféminisme a pu trouver sa place dans cette nouvelle vague féministe ? Quel a été votre ressenti des conséquences de #MeToo dans le milieu afroféministe ?


A.D. : Pour moi, #MeToo n'a rien changé. Je trouvais ça bien que tout le monde se mette à en parler, mais ça faisait longtemps que j'étais déjà dans des réseaux de femmes activistes et "artivistes", notamment en Amérique du Sud ou même en France. Je trouve ça bien quand les médias s'en emparent, mais il y a de l'instrumentalisation.

J'ai notamment rencontré dans mon travail des personnes qui se percevaient victimes, et qui avaient un discours dévalorisant la mouvance #MeToo. Par exemple : "pourquoi toutes les femmes se réveillent maintenant ?", "Quelle est cette mode ?", "Pourquoi toutes ces actrices ?" Etc. Après j'ai vu les problèmes liés à l'origine du mot #MeToo, parce qu'une actrice a voulu s'approprier le mot alors que c'était une femme noire à l'origine. Cela pose la question de la légitimité du discours... Voilà pourquoi #MeToo n'a pas changé la place de l'afroféminisme, qui avait déjà sa place. À partir du moment où les gens sont éveillés et s'intéressent aux questions de sexe, de race et de classe, ils sont déjà dans l'afroféminisme.


Pensez-vous que parmi vos amies féministes blanches, la majorité a pris conscience du rapport d'inégalité entre femmes noires et femmes blanches ?


A.D.: Ce sont des femmes universalistes... Ramon Grosfoguel parle très bien de ce rapport uni, Blanc, au modèle dominant qui va s'exporter par les questions politiques.

On peut l'observer en Afrique : on arrive, on met en place une démocratie, alors que la culture ou la tradition ne permettent pas de mettre cela en place au niveau politique ou de l'organisation sociale. Et finalement on met quelque chose qui est assez bancal, avec un système qui ne va pas forcément s'allier avec les traditions culturelles. Et du coup, cette idée très "casques bleus", "pays des droits de l'Homme"... s'impose en tant que modèle.


Je suis plutôt pour le rapport "pluriversel".

Je vais beaucoup à Genève où les femmes blanches sont vraiment engagées aussi sur les questions "queer" (terme utilisé pour désigner avec fierté l'ensemble des minorités sexuelles et de genre, NDLR), et je dirais que ces femmes sont juste éveillées et dans la bienveillance. Elles sont conscientisées.

Franchement, c'est dur d'être parfait. Même moi, en tant que femme métisse, j'ai fait des choses qui étaient liées à un rapport raciste avec les collègues. Par exemple, il y a trois ans, je n'ai pas pris au sérieux un gynécologue parce que c'était un homme, noir, avec des rasta. Le fait qu'il ait des rasta noires n'était pas compatible avec la représentation que j'avais des docteurs en blouse blanche, car j'ai été fomatée. J'ai finalement eu un échange fort déplaisant mais intéressant avec ce médecin. Je me suis excusée, et tout ça m'a permis de me rendre compte de mon erreur. Personne n'est parfait !

C'est pour ça que j'appelle vraiment, dans les milieux afroféministes, à être dans un rapport de dialogue qui soit aussi un peu dans l'indulgence; ce qu'on a vraiment du mal à faire. Je le sais car, lorsque c'est ma famille qui dit des choses complètement horribles, j'ai vraiment du mal à être indulgente. Mais je pense qu'il n'y a que comme ça qu'on arrivera à dialoguer aussi en termes de politique. Pour ma part, je sais très bien que je vais écouter plus facilement une femme métisse ou noire, parce qu'elle sera en mesure de comprendre mes enjeux et que je n'aurai pas de raison de me méfier d'elle. Comme je comprends très bien qu'un homme blanc se réfère plus facilement à un homme blanc qui lui dit des choses. La projection est forcément très importante car elle permet d'avoir des gens qui nous ressemblent, qui rassurent; c'est le phénomène du mimétisme.

Et rien que pour ça, il faut qu'on ait des représentants dans tous les domaines, car l'empathie n'est pas une chose naturelle. Pour en revenir à l'institution des Miss France - que je trouve complètement stupide - on devrait avoir une Miss France par phénotype de population à la limite. Néanmoins je ne cautionne pas du tout ce rapport à la beauté, au corps et à la marchandisation; c'est quelque chose que l'on devrait abolir selon moi. Mais si on veut bien faire les choses, c'est comme ça. Je trouve cela complètement "débile" d'avoir un combat entre princesse Barbie blonde et Barbie brune, quelque soit le domaine.


Merci beaucoup pour cet entretien, Annia Drawing !

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